fbpx

5.000 raisons de douter

Édito mars 2017

5.000 raisons de douter

Soleil disparu, ciel bas, grisaille interminable. On croirait avoir changé de pays, troqué le Maroc et sa chaleur contre la Belgique et sa grisaille. Le mauvais temps ne charrie pas que le froid et le spleen, il entraîne les mauvais chiffres dans son sillon. 5.000. C’est le nombre de milliardaires vivant à Casablanca, selon Forbes. Casablanca et ses routes crevassées, ses immeubles défraîchies, sa périphérie paupérisée, ses boulevards crachant la suie, ses enfants faméliques aux feux rouges, tendant leurs bras malingres à l’affût d’une piécette, d’un regard de commisération… Gotham City abrite 5.000 milliardaires. Ce chiffre est le reflet d’une sédimentation patrimoniale qui a profité du boom immobilier, du boom boursier du milieu des années 2000, du boom foncier, du boom de l’évasion fiscale et du boom de la rente. 5.000 surhommes mâchouillant le cigare, dispersant leurs cendres sur la toile des inégalités qui se creusent pour prendre l’allure d’un ogre dévorant la paix sociale à grandes goulées, bavant sur une classe moyenne taxable à merci, condamnée à livrer à l’Etat la moitié de ses revenus et le reste au duo écoles/cliniques privées. Bref, il y a ceux qui payent pour respirer et ceux qui encaissent à chaque bouffée d’oxygène. Le PJD était venu régler tout cela. «Promis», disaient les islamistes, le fossé se rétrécira; la Caisse de compensation, ce vil mécanisme qui ne profite qu’aux riches disparaîtra au profit des pauvres auxquels l’on fournira des aides directes. Eh bien, on a décompensé, puis on a augmenté les prix à la pompe et les Marocains n’ont eu que leurs yeux pour pleurer sur l’autel de la promesse trahie. 5.000 milliardaires tout de même. Pour impressionnant qu’il soit, ce chiffre est dans l’ordre des choses: le libéralisme est ainsi fait qu’il oblique les équilibres, il récompense l’élite capitalo-patrimoniale au détriment des couches moyennes et défavorisées. Passons, car le mauvais temps a apporté une autre statistique, toute fraîche celle-là aussi: 1,6 million de jeunes Marocains ne font rien de leur vie. Ces fantômes, on les appelle les NEET (ni étudiant ni employé ni stagiaire). 1,6 million de jeunes Marocains radiés du système, ni utiles ni utilisables et bientôt accusés de subtiliser l’air des 5.000. Il y a mieux: 84% de la population rurale vit en situation de pauvreté; 78% de la population active est exclue de toute couverture sociale; les deux tiers des travailleurs sont dans la précarité, sans contrats, sans épargne, sans futur, condamnés à reluquer impuissamment les berlines allemandes des 5.000 rutiler à la face d’une profonde désespérance. Le Maroc peut se gargariser de développement, s’auto-congratuler son soûl du chemin parcouru, (et tout n’est pas noir) mais la tâche indélébile d’une société à multiple vitesse condamnera le sourire du satisfait à virer jaune. Que ces chefs de partis mollassons dont les négociations puérils condamnent ce pays à vivoter sans exécutif depuis 150 jours, se le disent: il n’y a qu’une priorité, unique et impérieuse dans sa nécessité: combler l’inégalité honteuse, la fracture. Cette fissure dans la tectonique des plaques sociales qui s’est métamorphosée en cratère de nos lâchetés. Les obsessions saines sont les suivantes: remettre les jeunes au boulot quitte à les former contre leur gré, dépoussiérer les filières, se greffer coûte que coûte à l’économie du savoir, comprendre Uber, les MOOC, les startups et, pour ces héros sans gloire de la classe moyenne, ces taxés-à-outrance, alléger le fardeau fiscal, leur laisser la chance de profiter des fruits de leur travail. Si l’on persiste à faire demain ce qu’on a fait hier, tôt ou tard, la sentence de l’histoire sonnera le glas de notre folie collective. Déjà en Occident, les peuples éreintés par une mondialisation acquise à l’élite s’offrent aux populismes les pires: Trump, Le Pen, Orban, Wilders. Prenons garde car nos populismes à nous sont autrement plus dangereux. Tapis dans l’ombre, les salafistes, takfiristes, Jawistes guettent une brèche dans l’armure sociale pour s’y infiltrer. Chômage, oisiveté, manque, ignorance… le sismographe s’affole. Il est venu le temps d’oublier les 5.000 pour s’intéresser, enfin, enfin, enfin, aux 33 millions…