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Hamid Bouchikhi,Directeur à l’ESSEC,Directeur à l’ESSEC

Interview novembre 2017

Hamid Bouchikhi,Directeur à l’ESSEC,Directeur à l’ESSEC

Professeur émérite à l’ESSEC et fin observateur des évolutions économiques et politiques du royaume, ce partisan de la troisième voie nous livre sa radioscopie de la crise que traverse le Maroc.

Le roi a acté l’échec du modèle économique. En conséquence de quoi, le gouvernement a créé une commission technique pour réfléchir à un nouveau paradigme? Est-ce la bonne approche?
Le roi a acté le constat relativement sévère mais équilibré et documenté de la Banque mondiale (BM). Dans le même temps, les membres du gouvernement ont eu comme premier réflexe de remettre en cause ou de rejeter les analyses comprises dans ce rapport. A la présentation du rapport à Rabat, seul Lahcen Daoudi avait «honoré» la BM de sa présence et ne s’est pas retenu d’exprimer son mécontentement. D’autres ministres ont fait pareil. Ce paradoxe entre le roi qui accuse réception du rapport et l’Exécutif qui le rejette est intéressant à constater. J’ajoute que le rapport de la BM ne revendique pas la nouveauté sur tous les plans; il s’appuie sur des documents marocains et internationaux en circulation depuis un bon bout de temps. Le problème, au fond, ne se trouve pas au niveau du diagnostic, mais à celui de l’exécution.

La Banque mondiale a relevé l’inadéquation qui existe entre la croissance et les créations d’emploi. Pourquoi ce contraste à votre avis?
Il existe effectivement un manque de synchronisation entre croissance et création d’emploi. Plusieurs raisons à cela: la première réside dans la productivité. Si l’augmentation du PIB est inférieure au taux d’amélioration de la productivité, la croissance ne s’accompagne pas de création d’emploi. Des secteurs comme la banque, les télécoms ou les assurances, très informatisés et rationalisés justifient d’une haute productivité. Par conséquent, ils créent de la richesse mais détruisent de l’emploi. Dans le BTP, la mécanisation des chantiers a fait son œuvre. Là où on employait 50 personnes pour porter des sacs de ciment, une grue effectue le travail d’une centaine de personnes. Par ailleurs, le secteur primaire où se créé l’essentiel de la croissance est très dépendant de la météo. En parallèle à cela, je n’observe qu’une faible croissance de l’activité entrepreneuriale. Il existe seulement 30.000 entreprises dans un pays de 34 millions d’habitants. Si notre économie se résume à avoir d’un côté des secteurs mûrs en voie de rationalisation de l’emploi, sans avoir, de l’autre des secteurs émergents qui produisent de l’emploi, l’équation n’est pas tenable.

D’aucuns imputent la péremption du modèle économique au peu de focus placé sur l’éducation. Votre avis?
Je parlerai plus largement du capital humain, autrement dit : l’éducation, le savoir-faire, la santé, la mentalité, la culture, l’éthique de travail, etc. La thèse centrale du rapport de la BM dit que le modèle économique marocain souffre d’un sous-investissement dans le capital humain. Pour vous répondre, oui, cet aspect a été négligé. J’appartiens à une  génération qui a été témoin d’un conflit larvé entre le corps enseignant et le pouvoir politique. Une espèce de colère s’était abattue sur le secteur de l’éducation le stoppant net sur sa lancée. Second point: la pression démographique a eu des effets significatifs. Enfin, la gratuité de l’enseignement public. Ces deux derniers phénomènes peuvent, à eux seuls, expliquer la faillite de l’enseignement dans un pays où les ressources budgétaires sont limitées par l’évasion fiscale.

Vous auriez préconisé la mise en place d’une école publique payante?
Oui, il aurait fallu remettre en cause le dogme de la gratuité. Si on avait proposé que chaque citoyen paie ses études selon ses moyens, nous aurions orienté vers le secteur public les ressources qui se sont échappées vers l’enseignement privé sans pour autant produire plus de qualité, Or, on a fait en sorte que de toutes les façons les gens paient sans obtenir de résultats probants. La déliquescence de l’école compromet le modèle économique car nombre d’investisseurs étrangers désireux de s’installer au Maroc sont découragés par la faible qualité du capital humain disponible. Celui-ci ne se résume pas aux qualifications académiques mais surtout aux réflexes de base: être ponctuel, s’acquitter de son travail correctement, faire preuve d’éthique, etc. La réalité aujourd’hui, c’est qu’il est très difficile de recruter un employé qui sait à peu près lire, écrire, s’exprimer. Sans parler de l’éthique de travail, de la rigueur dans sa façon, du respect de la parole donné et j’en passe.

Les politiques publiques engagées ces dernières années ont-elle été le fruit d’une vision portée sur l’avenir? Où estimez-vous que les réformes ne se sont jamais inscrites dans un ensemble cohérent?
Je n’appartiens pas à la chapelle qui argue que le Maroc a gaspillé de l’argent public sur les aéroports, les ports, le TGV. Tout ceci est nécessaire. D’ailleurs, qu’aurait été le pays si l’Etat n’avait pas investi massivement dans les infrastructures. Cela a créé les conditions favorables à l’attraction de multinationales industrielles. D’où la réussite des métiers mondiaux. Cela dit, je déplore un grand manque de coordination dans les plans sectoriels. On a fait plancher des cabinets de conseil grassement rémunérés sur des feuilles de route. Mais cela s’est fait en silo. Deuxième point: une qualité d’exécution qui laisse à désirer. Nous avons une élite qui n’a rien à envier aux élites occidentales. Or nous nous heurtons à des déficiences de l’appareil administratif. Résultat, une politique a beau être conçue à la perfection dans un ministère, dès qu’on descend hiérarchiquement sous le directeur de cabinet, on perd beaucoup en intensité et en qualité d’exécution. Si vous avez des plans sectoriels rationnels et bien ficelés et que sur le terrain les fonctionnaires ne sont ni motivés ni formés ni engagés cela résulte sur des phénomènes qui rappellent Al Hoceima.

Tout cela est-il sous-tendu par une vision long-termiste?
Si  une vision à long terme du pays existe, et bien elle cache bien son jeu. En fait, on a géré le pays selon une logique technocratique, le subdivisant en secteurs sur lesquels on a plaqué des plans sectoriels. Or, nous n’avons jamais articulé cela dans le cadre d’une ambition nationale. Nous avons échoué a donné du sens. La question du récit national est fondamentale. Il faut répondre aux questions suivantes: Pourquoi nous avançons ensemble? Quelle montagne voulons-nous gravir à l’unisson? Qu’est la fierté d’être marocain, d’aimer son pays et ses semblables? Tout développement est exclu si nous n’aimons les habitants de ce pays. Or, je note avec dépit une déconnexion émotionnelle entre les élites et le peuple. Le reflexe de base et celui du mépris. Vous ne pouvez prendre un peuple de haut, sinon il vous le rend au centuple. D’ailleurs, quand il est appelé aux urnes, il plébiscite des partis qui vous rappellent son existence.

Un exemple de ce mépris?
Les interactions quotidiennes pardi. Une scène au Maroc. J’ai rendez-vous avec le PDG d’une grande entreprise à 14 heures. J’arrive cinq minutes en avance. Lorsque le PDG en question arrive, le chaouch bloque l’entrée et le convoie vers l’ascenseur, réquisitionné au mépris du reste du personnel. En France, je déjeune avec le directeur de la communication du groupe Vivendi dans les locaux de l’entreprise. Au moment de nous quitter, mon hôte m’escorte jusqu’à la sortie, chemin faisant, nous croisons le président d’honneur du conseil de surveillance, Jean-René Fourtou au pied de l’ascenseur. On nous présente. Fourtou, très courtois du reste, me salue et emprunte l’ascenseur comme tout un chacun. Il existe deux acceptions du pouvoir: le pouvoir de faire et le pouvoir sur les gens. Au Maroc, souvent, les dirigeants sont attendus sur leur pouvoir de faire, or celui-ci se transforme très vite en pouvoir exercé sur les autres

Une des critiques que vous soulevez dans votre livre porte sur la décorrélation entre l’université, la recherche et l’entreprise. Pourquoi ce shiisme et que proposez-vous pour y pallier?
Notre système universitaire est calqué sur le système français qui séparait, dans le temps, le monde des idées et de la recherche de celui de la politique et de l’entreprise. Si la France s’est peu à peu écartée de ce schéma, au Maroc il a été fossilisé. S’y est greffé le fossé idéologique entre l’université et l’Etat. Au fil des années, le monde de l’entreprise n’a plus perçu d’intérêt à une quelconque collaboration, et vice-versa. C’est triste à dire, mais l’université ne produit pas du capital humain apte à contribuer au développement économique. Seulement 5 à 10% des acteurs universitaires portent des projets d’innovation. Le reste se contente d’assurer bon an mal an ses heures de cours.

Un bref bilan des six ans de la nouvelle constitution. Pensez-vous notamment que l’application du texte fondamental a su imposer le sacro-saint principe de reddition des comptes?
La réforme constitutionnelle de 2011 a permis au pays de sortir d’une situation explosive par le haut. Si cette constitution n’a eu qu’une vertu, une seule, c’est bien celle-ci. En outre, elle a été porteuse d’une indéniable ouverture. Ecrire que le roi confie la formation du gouvernement au parti arrivé en tête des législatives est un progrès concret.

Quid de la reddition des comptes?
S’agissant de  la reddition des comptes, je vois deux aspects à cette question. D’abord, une dimension sur laquelle je perçois du progrès. C’est celle du détournement de fonds. Là-dessus, plusieurs cas de poursuite judiciaire, d’emprisonnement, de flagrant délit, ont été constatés. La peur d’être convoqué par les juges induit une certaine intégrité chez les responsables qui ne vivent plus sous le régime de l’impunité. Maintenant, s’agit-il simplement d’exemples que l’on médiatise pour donner l’impression que l’on s’occupe du problème, ou bien est-ce un phénomène systématique, je ne saurais dire. L’autre dimension est la suivante: que fait-on lorsqu’un responsable public s’acquitte mal de sa tâche? Comment sanctionne-t-on la mauvaise gestion, l’inefficacité, l’incompétence? Sur ce point, en revanche, il reste beaucoup à faire. 

Vous avez parlé de la nécessité de passer à une nouvelle étape démocratique au Maroc. Dites-nous en plus?
Ce qui inspire ma réflexion, c’est l’observation de la difficulté de former des gouvernements stables. En l’espace de six ans, nous avons eu Benkirane 1 et 2. Je ne sais combien d’El Othmani il y aura. En l’espace de six ans, nous avons assisté à la naissance dans la douleur de 3 gouvernements. Les partis politiques existent certes, mais ne remplissent pas leur rôle, à l’exception du PJD. La balkanisation du champ politique appelle l’utilisation d’un mode de scrutin majoritaire. Ou du moins une formule, un mécanisme accordant une prime aux partis qui sortent premiers à l’issue du scrutin…

Vous espérez voir se réduire le nombre de partis?
Oui, cela permettra d’avoir une exigence sur leur gouvernance. Etant récipiendaire d’argent public, il est logique de les soumettre à de vrais audits. Si le chef de l’Etat souhaite que les corps intermédiaires jouent leur rôle à plein, il faut les mettre en situation de responsabilité. Les responsables politiques sont actuellement soumis à une injonction paradoxale: D’une part, on leur dit de prendre leurs responsabilités, de l’autre, on les prive des leviers d’action adéquats. Si on veut pousser le pays dans la voie de la démocratisation, il faudra une nouvelle étape constitutionnelle. L’autre option consiste à se dire que le peuple n’est pas mûr. Et alors il faut se ressaisir des rennes du pouvoir et reprendre le pays en main. Si  le souverain décidait de décréter l’état d’exception le temps de remettre les choses au carré, au moins on serait dans un schéma cohérent.

Les IDE que l’Etat semble vouloir courtiser à tout prix, sont-ils la solution à nos problèmes de développement?
Les IDE a eux seuls n’ont jamais permis à un pays de réaliser son développement durable. Ce sont une marque de confiance, mais ne peuvent pas être la réponse à la question du modèle de développement. Le Maroc se trouve dans une situation paradoxale: on sollicite des groupes étrangers pour investir dans l’industrie, mais ce secteur est largement boudé par les opérateurs marocains d’une certaine envergue, à l’exception de la SNI qui a co-investi avec Renault, LafargeHolcim et dans la sidérurgie. Le Maroc produit 500.000 diplômés par an. Ce n’est pas avec l’installation d’une usine étrangère de temps en temps qu’on absorbera tout ce beau monde. Il est donc nécessaire de promouvoir un investissement endogène. En gros, il existe trois types d’investissements. L’investissement public dont le ratio au PIB est très élevé. Celui-ci a fonctionné à fond, mais s’est traduit par un important endettement. Puis, on retrouve les l’IDE que nous  manions assez bien sur les métiers mondiaux. Ce levier est bien huilé. Enfin, l’investissement privé endogène. C’est précisément ce moteur-là que le Maroc n’arrive par à faire démarrer.

On dénombre pas moins de 2,7 millions de NEET au Maroc, comment s’assurer que la croissance profite à ces jeunes cantonnés à la marge?
Vous évoquez là une vraie bombe à retardement. Ces NEET font encourir un risque imminent au pays. C’est d’ailleurs ce phénomène qui m’a incité à écrire un texte sur ce que j’ai appelé le «jihad économique». Si l’on veut résorber cette situation et faire profiter autant de jeunes que possible de la croissance, il faut en faire une urgence nationale. Un entrepreneur qui emploie 10 personnes et qui sait pouvoir en recruter une ou deux de plus, s’il  ne le fait pas, commet une faute vis-à-vis du pays. En novembre 1975, nous nous étions mobilisés autour de la question du Sahara. La Marche Verte était un moment impressionnant. Pourquoi ne referait-on pas une marche verte vers l’emploi. Un mot d’ordre national doit être lancé qui mobilisera le pays pendant 6 mois ou un an et par le truchement duquel les entreprises seront incitées à prendre leur responsabilité. Il faut déclarer la guerre à cette situation là, car le chômage et la précarisation des jeunes est en guerre contre le pays.

Au moment où l’Occident prend le virage de l’économie du savoir, le Maroc semble redécouvrir les vertus de l’industrie, avons-nous un train de retard?
Restons réalistes. Quand on voit l’état du capital humain dans notre pays, il est difficile de parler d’économie du savoir. C’est un horizon d’au moins quatre décennies. Si, dans un premier temps, nous pouvons récupérer des filières industrielles qui nécessitent un niveau intermédiaire de savoir et de compétences, c’est déjà cela de gagné.

Est-ce qu’une croissance forte est possible sans industrie manufacturière?
La réponse est non! Prenez les pays du Golfe. Dans cette région, l’ambition est d’enjamber l’étape industrielle pour passer directement à l’économie du savoir. Eh bien cela s’avère impossible. Ces pays ne parviennent pas à constituer un écosystème suffisamment crédible pour enclencher une dynamique. Car l’industrie vous oblige à travailler la matière et les lois de la matière. C’est un champ d’expérimentation et d’apprentissage extraordinaire. L’économie du savoir s’articule autour des idées mais si les concepts ne sont pas ancrés dans du concret, c’est de l’enfumage sans plus. Le Maroc dispose d’un marché de 34 millions d’habitants. C’est énorme. Si on trouvait le moyen d’injecter du revenu en passant, par exemple, de 3.000 dollars de PIB par tête de pipe à 10.000 dollars, la capacité d’absorption du pays en produits manufacturés deviendrait gigantesque. Or, n’ayant pas investi dans l’industrie, nous nous sommes contentés d’adhérer à l’OMC, on a signé des ALE…résultat des courses, nous avons aggravé nos déficit commerciaux.

Des afrosceptiques disent que la politique de conquête africaine du royaume prive le pays de capitaux nécessaires à son développement. Y voyez-vous un non sens?
Le cap sur l’Afrique est absolument vital et c’est un chantier qui fonctionne bien. Plusieurs raisons nous poussent à nous ouvrir au continent. D’abord, la question géopolitique. Le Maroc ne peut pas ignorer ce qui se passe au sud de ses frontières. Le terrorisme qui pullule dans la région du Sahel est préoccupant. Bien entendu, il est nécessaire de promouvoir la cause nationale sur la scène africaine. Mais nous y allons aussi pour attirer les investisseurs étrangers avec la perspective du Maroc comme hub régional. Quand vous courtisez des entreprises comme Siemens qui fabrique des pales à Tanger, vous êtes tenus à leur garantir un débouché sur le marché africain. D’ou l’intégration à la CEDEAO.

Mais les champions nationaux n’ont-ils pas saturé leurs possibilités de développement sur le marché domestique?
Oui, raison pour laquelle les banques, les compagnies d’assurances, les géants du BTP se tournent donc vers le sud pour accroitre leurs canaux. Or, sur le plan macroéconomique ce virage est dommageable, car quand ces entreprises s’implantent au Sénégal ou au Mali, elles sortent des devises mais ne créent pas d’emploi au Maroc. Dans le meilleur des cas, les dividendes réalisés en Afrique sont rapatriés au pays. Or, personnellement, je ne sais pas si l’argent revient vraiment au Maroc? Ce FBCF ne serait-il pas mieux réinvesti dans la réindustrialisation du pays. Au lieu de chercher sa croissance ailleurs, un groupe bancaire ne pourrait-il pas se diversifier dans l’industrie au Maroc en investissement direct. Situation paradoxale: nos entreprises se transforment en multinationales, alors que le marché domestique est massif (34 millions).

On l’a vu avec les évènements d’Al Hoceima, sur le plan politique, les partis, les syndicats et plus généralement la majorité des structures de représentation du peuple sont discréditées. A quoi cela nous mènera-t-il?
On ne peut pas se satisfaire d’une situation où la rue se trouve en rapport direct avec le sommet de l’Etat. Personne n’a intérêt à cela. Après l’indépendance, on a œuvré à systématiquement affaiblir les corps intermédiaires. Aujourd’hui, on en paie le prix. A ce propos, j’ai trouvé ambiguë l’attitude de partis, tel le PJD, qui jouissent d’une présence sur le terrain, mais qui ont choisi de façon délibérée de ne pas se mêler de ce qui se passe dans la rue. C’est là, à mon avis, un jeu dangereux. Un parti politique se doit d’encadrer le mouvement, lui donner du sens, canaliser la foule.

Quid de l’approche sécuritaire?
Elle est nécessaire mais c’est une solution à court terme, car si la situation est réellement incendiaire, le feu finira par se déclarer ailleurs.

Des pays comme Singapour et la Corée du Sud présentent des modèles économiques intéressants de nations dépourvues de ressources naturelles mais qui, aujourd’hui, font partie de l’élite mondiale. Pourquoi le Maroc ne s’en inspire-t-il pas?
Singapour est une entreprise et cela  résume tout. C’est une cité-Etat, mené par un PDG qui a disposé d’une très longue période de stabilité pour façonner son entreprise. Il faut comparer Singapour à IBM ou General Electric plutôt qu’au Maroc. On y a adopté une approche extrêmement dirigiste avec une vision ambitieuse. A Singapour, les fonctionnaires sont choyés; ils font partie de l’élite et leur rémunération dépasse souvent celle du secteur privé. Or, en cas de manquement aux objectifs, leur contrat stipule un licenciement immédiat. La performance est une obsession et elle est contractualisée. Il n’y a pas de place pour la médiocrité. Les subventions sont libérées sur la base des réalisations. En outre, les fonctionnaires possèdent de véritables leviers d’action. Leur ministère du développement économique (EDB) a de larges prérogatives et quand il s’engage sur une décision, aucun département ne passe derrière pour la valider, la modifier ou l’amender. Chez nous, le millefeuille administratif, les tortueux circuits de validation, d’arbitrage, font que la machine finit par se gripper, et les initiatives les plus audacieuses par s’enliser.

La stratégie nationale de lutte contre la corruption patine. Y voyez-vous un manque de volonté de la part de nos gouvernants?
La corruption s’est installée comme un mode de comportement normal. Elle est devenue culturelle. Toutefois, je remarque que les jeunes générations ont un rapport différent, notamment vis-à-vis des agents d’autorité. Avant, le billet de 100 dirhams était systématiquement proposé, c’est moins le cas de nos jours. J’ai grand espoir qu’on puisse éradiquer la petite corruption. Or, la grande corruption continue à prospérer. Là aussi, ce fléau échaude les opérateurs étrangers. Le coût caché de la corruption est énorme.

Faut-il punir quelques acteurs politiques pour ancrer la notion de «reddition des comptes»?
Espérons qu’on ne se contentera pas de faire quelques boucs émissaires. Espérons que des mesures, éventuelles, concernant des acteurs seront le début, urgent et souhaitable, d’une réforme en profondeur du système. Ainsi, seulement le Maroc pourra confirmer sa renaissance et prendre le chemin d’un développement inclusif et durable.

La force tranquille

En écoutant Hamid Bouchikhi distiller ses analyses, on se prend à rêver qu’il conseille nos gouvernants sur la marche du pays. Professeur de management et d’entrepreneuriat dans la meilleure école de commerce d’Europe, l’ESSEC, et auteur d’un livre remarquable, «Le Maroc à bâtons rompus», il mobilise ses facultés intellectuelles dans le but de trouver des solutions aptes à libérer les énergies créatrices et innovantes. Ayant un pied au Maroc et un autre en France, il peut mieux que quiconque évaluer l’efficacité des politiques publiques en matière d’emploi, d’industrie et d’investissement. Fervent adepte de la libre entreprise, disciple de la troisième voie telle que conceptualisé par Anthony Giddens, il pose un diagnostic rationnel et sans affect sur les turbulences socioéconomiques que traverse notre pays, mais semble confiant en l’avenir. A condition, bien entendu, de sortir de cette logique infertile de Silo à laquelle sont soumises les stratégies sectorielles. Son rêve, que le Maroc se dote d’un récit national à même de canaliser les énergies et de redonner espoir en l’avenir. Nous ne pouvons que le lui partager.