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Idée ou chimère?

Economie juin 2018

Idée ou chimère?

Peut-on utiliser les recettes de la TVA pour financer exclusivement les charges sociales ? L’idée paraît (très) improbable. C’est en tout cas ce que propose le patronat. EE a creusé…

Face à l’atonie des créations d’emploi et l’exacerbation du chômage, le patronat a présenté fin avril, à l’occasion d’une conférence sur le pacte social, le modèle de flexisécuritécomme la solution miracle pour remédier à la situation. Un modèle qui repose sur une plus grande flexibilité des emplois permettant aux entreprises de licencier facilement en cas de besoin, tout en assurant aux salariés licenciés des indemnités longues et importantes. Pour financer ce système, le patronat marocain préconise de réorienter la TVA vers cette finalité. Ahmed Rahhou, PDG du CIH et membre du CESE, précisait durant l’évènement, que «la TVA doit aller vers tout ce qui est social et de solidarité et (…) [il faut que] la couverture sociale ne soit pas liée au travail mais à la personne». L’idée derrière, c’est que la TVA étant payée par tout un chacun, elle doit profiter à chacun de manière directe.

Un copier-coller
La TVA devrait ainsi financer la protection sociale, avec à la clé un élargissement de cette protection à toute la population marocaine et pas seulement aux salariés. Pourtant, dans les pays adoptant ce modèle, le financement s’opère par un niveau de taxation et de prélèvements sociaux assez élevés. Si ce modèle peut paraître séduisant, du fait qu’il permettrait la protection sociale de l’ensemble de la population, son mécanisme est décrié par Najib Akesbi et Hammad Kessal, contactés par EE. Les deux économistes estiment que cette proposition n’est qu’un copier-coller de ce qui se fait en France, alors que ni la structure économique ni les objectifs de la TVA sociale ne sont les mêmes. Najib Akesbi, réprobateur, clame que «ce n’est pas parce les Français ou les Allemands ont adopté la TVA sociale que nous devons les suivre». Hammad Kassal estime quant à lui qu’au lieu de régler le problème, on en crée un autre : «Comment voulez-vous instaurer une TVA sociale alors que nous sommes dans un pays gangréné par l’informel où la TVA n’est même pas payée», s’exclame-t-il. Tous deux s’étonnent aussi du fait que l’on veuille instaurer une TVA sociale alors que le problème des cotisations minimales n’est même pas réglé.

Un coût élevé
Si la TVA devait servir au financement de la protection sociale, les fonds ne seraient pas en mesure de couvrir tout le système. Rien qu’en prenant les dépenses de la CNSS en 2017, où il était question de 16,5 milliards de dirhams de prestations servies pour 3,28 millions salariés actifs déclarés, auxquels il faut ajouter les dépenses AMO de 3,6 milliards de dirhams au profit de 5,9 millions parmi les 6,5 millions de personnes éligibles. En extrapolant ces dépenses sur toute la population (36 millions), la CNSS dépenserait théoriquement 175,73 milliards au titre de ses différentes prestations et 19,93 milliards au titre de l’AMO, soit un total de 195,37 milliards de dirhams. Avec un niveau de TVA collectée en 2017 de 56,88 milliards, ces fonds seraient largement insuffisants pour assurer le financement de ces prestations. Sachant que le Maroc se caractérise par un total des recettes fiscales de 200,53 milliards de dirhams, pour des dépenses de l’Etat de 273,89 milliards de dirhams, le budget est comblé, en plus des recettes non fiscales, par l’endettement intérieur. Priver l’Etat des recettes de la TVA, impôt le plus productif, le pousserait à s’endetter davantage. «Nous sommes incapables de couvrir les dépenses de l’Etat et on veut l’amputer de la TVA pour la donner en cadeau au patronat. Comment peut-on accepter une chose pareille à moins qu’on programme la faillite du système public ?, s’interroge Akesbi. Asseoir une solidarité sociale passerait plutôt par la mise en place d’un impôt sur les hauts revenus, d’un impôt sur le capital ou encore d’un impôt sur la plus-value. Il est inadmissible que les charges sociales, qui ne concernent que deux parties dans le cadre du lien du travail, soient transférées sur un impôt», clame Akesbi. L’économiste insiste : «La TVA qui est un impôt, n’a pas par définition de contrepartie directe et ne peut donc être utilisée pour se substituer à des cotisations qui, elles, ont des contreparties directes».

La CGEM n’en est pas à son premier coup s’agissant de plaider la cause de la TVA sociale

Le problème est ailleurs
Si Hammad Kassal rejoint Akesbi sur la taxation des produits de luxe ou encore la taxation d’autres secteurs, qui en sont exemptés pour assurer une meilleure répartition des richesses, l’économiste analyse le problème différemment. Il propose sa propre vision du rapport salarié-entreprise. A l’ère de la mondialisation et de la digitalisation, le rapport va complètement changer dans la mesure où l’auto-entrepreneuriat sera prédominant. Une situation qui offre de facto ce surcroît de flexibilité tant recherché par les entreprises. Toutefois, pour y arriver, le Marocain doit s’affranchir de sa perception classique de l’emploi. Autrement dit, nulle besoin de réviser le modèle de protection sociale puisque chacun en sera responsable. Le vrai défi, par ailleurs, souligne l’économiste c’est que «aujourd’hui, 70% des salaires vont vers des services que l’Etat doit fournir». Le Marocain se doit d’exiger de l’Etat un hôpital de qualité, une éducation de qualité et un transport en commun de qualité, mais en aucun cas un emploi, estime Kassal. Hormis la flexibilité, Kassal souligne que le vrai problème de l’entreprise réside dans la productivité. «La productivité chez nous est très faible. Au Maroc, quand un ouvrier produit 100 de valeur ajoutée, 74% de cette valeur ajoutée va dans son salaire, alors que son corollaire turc, bulgare ou roumain ne capte que 24% de cette valeur ajoutée dans son salaire, le reste demeure dans l’entreprise pour servir la R&D, l’investissement».

Un vieux débat
La CGEM n’en est pas à son premier coup d’essai, s’agissant de plaider la cause de la TVA sociale. Déjà en 2010, la Commission Emploi et relations sociales de la confédération intégrait «le transfert de la charge sociale sur la TVA sociale et l’assiette des cotisants vers les consommateurs» dans le cadre de ses propositions pour développer l’emploi. Ce transfert permettrait d’après le document de réduire le taux de la CNSS de 20% à 15%, ce qui encouragerait les entreprises à créer davantage de postes de travail. Une proposition qui revient de manière indirecte cette fois-ci parmi les recommandations du CESE, dans son avis d’auto-saisine publié en 2017 et intitulé «Changement de paradigme pour une industrie dynamique au service d’un développement soutenu, inclusif et durable». Le document préconise d’«élargir, selon un calendrier arrêté, le système de protection sociale pour qu’il intègre tous les citoyens et qu’il ne soit plus lié à la seule source de prélèvement sur le travail. L’objectif visé étant que tous les droits qui sont aujourd’hui exclusivement liés à l’emploi soient couverts pour l’individu, sous différentes formes, tout au long de son parcours professionnel. Il ne s’agit pas ici d’abandonner les prélèvements sur le travail mais bien d’agréger les sources de financement de la protection sociale actuelle et d’y adjoindre des nouvelles sources, y compris à partir de prélèvements fiscaux». L’Etat adhérera-t-il à cette proposition ?