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Le touriste chinois, aubaine ou casse-tête ?

Enquête janvier 2019

Le touriste chinois, aubaine ou casse-tête ?

Le boom du marché chinois ne fait pas le bonheur de l’industrie touristique marocaine. Les raisons d’un étrange paradoxe.

Avec 135 millions de touristes et 261 milliards de dollars de dépense en 2017, en augmentation de 6 et 12% respectivement, le potentiel du marché touristique chinois en termes de fréquentation et de dépenses des voyageurs est inédit. Si bien que les destinations s’acharnent à le conquérir. Cette compétition, le Maroc semble y échapper. Dépourvu d’une approche structurée, le royaume n’a pas encore entrepris de mettre la fougue nécessaire pour saisir une si belle occasion. Difficile de ne pas percevoir un manque de réactivité et de tact à toutes les échelles.
De l’avis des différents acteurs du secteur contactés par EE, l’industrie touristique marocaine – en mal de compétitivité face à la concurrence de l’informel et des agences chinoises, qui poussent comme des champignons depuis la levée des visas – peine à adapter son offre et à déceler la complexité de ce marché au potentiel on ne peut plus considérable.

Coïncidences heureuses
D’aucuns croiraient que la vague des touristes chinois qui plébiscitent le Maroc, passant de 10.000 en 2015 à 191.000 rien que pour les 10 premiers mois de 2018 d’après l’Observatoire du tourisme, est le fruit d’un enchaînement d’opérations de promotion à destination des professionnels et des touristes chinois. Il n’en est rien. En réalité, cette activité décuplée est uniquement l’effet d’une action royale: la levée du visa décidée par le Souverain en mai 2016, soulignent unanimement les agents de voyages, les présidents des différentes fédérations de la corporation, les responsables de la tutelle, les consultants mais aussi le directeur de l’Observatoire du tourisme, interrogés par EE.
Outre la décision royale, la destination Maroc a bénéficié d’une publicité inespérée: la visite à Chefchaouen de Priscilla Chan, l’épouse du milliardaire américain Mark Zuckerberg, propriétaire de Facebook. Celle-ci, véritable idole en Chine, a donné un certain éclat à l’attrait touristique du royaume. «Dès qu’elle a posté ses photos de la ville sur les réseaux sociaux Instagram et Facebook (largement reprises sur les Wechat et Weibo, ndlr), tout le monde a voulu venir dans la ville qu’ils appellent la ‘perle bleue’», tient à préciser d’un ton amusé Mohamed Amal Karioun, le président de la Fédération nationale des agences de voyages du Maroc (FNAVM). «Les couleurs prédominantes en Chine sont le noir et le rouge, c’est probablement le bleu extraordinaire de Chefchaouen qui a émerveillé les Chinois», avance ce vieux routier.
Une autre coïncidence heureuse, bien qu’anecdotique, a contribué à éveiller la curiosité des Chinois à l’égard du Maroc. A l’époque de Mao, le film Casablanca fut l’un des rares longs-métrages occidentaux autorisés. Ce classique du cinéma hollywoodien, qui fut projeté en boucle à la télévision chinoise durant des années, a certainement rendu le nom de la métropole familier à de nombreux Chinois.
Pour autant, sans eductours, ni campagnes de communication, ni tournage de documentaire en mandarin, à cause d’un infime budget de l’Office national marocain du tourisme (ONMT) limitant son action, les touristes chinois sont là.
Le Maroc, pour qui le marché chinois ne représentait que quelque 6.000 touristes jusqu’en 2010, a vu au lendemain de la levée des visas en mai 2016 «ce marché quadrupler sa performance en 6 mois seulement, pour atteindre 44.000 touristes à fin 2016», confie à EE le président de l’Observatoire du tourisme, Saïd Mouhid. D’après lui, les arrivées ont également plus que doublé pour dépasser les 107.000 touristes et sont en passe de franchir la barre des 200.000 touristes en 2018.
Pour le statisticien du tourisme marocain, cette évolution remarquable «augure d’un développement prometteur eu égard au potentiel de ce pays [dont le volume de déplacements annuels de ses ressortissants à l’étranger pourrait atteindre 208 millions en 2020, selon l’Organisation mondiale du tourisme, ndlr] et à l’attractivité touristique de notre destination».
Avec l’arrivée d’une ligne directe Casablanca-Pékin en décembre 2019, le volume de touristes chinois au Maroc pourrait décupler. Mais cette liaison est loin de faire l’unanimité dans la profession.

Le revers de la médaille
Déjà que l’exemption de visas et la vague de touristes qui s’en est suivie ont pris de court l’ensemble des opérateurs, au point que certaines voix la regrettent aujourd’hui, et pour cause.
Interrogés par EE, plusieurs acteurs du secteur nient que cette croissance du marché touristique chinois leur profite. Leurs réponses oscillent entre «pas du tout» et «pas vraiment», et rares sont ceux qui arrivent à tirer leur épingle de jeu. Plusieurs réceptifs marocains déplorent en fait une «concurrence déloyale» d’agences marocaines détenues par le capital chinois, mais aussi d’un informel peu scrupuleux. «L’informel va nous achever», s’insurge Hayat Jabrane, directrice générale de l’agence Goal Voyage. Cette ancienne secrétaire générale de la Confédération nationale du tourisme (CNT) rappelle que les voyagistes se sont félicités de l’exemption du visa décidée par le roi, qui était «l’un de leurs soucis majeurs sur ce marché». Et de poursuivre: «On s’est dit que c’est un marché rémunérateur, qu’on va recevoir plus de clients, faire plus de business et que c’est tant mieux pour les professionnels, pour le pays, etc. Sauf que le Maroc n’a pas suivi».
Jabrane, qui a travaillé plus de 14 ans sur le marché chinois, a relevé entre autres manquements que la formation des guides parlant mandarin n’a pas été au rendez-vous. D’après elle, «la première promotion est composée de quelque 6 ou 7 guides». A ce problème s’ajoutent la non-adaptation des restaurateurs avec les exigences des Chinois (qui ont des besoins spécifiques), et l’absence de signalétique accommodée au niveau des hôtels…
Samir Kheldouni Sahraoui, administrateur directeur général de Chorus Consulting Hospitality & Leisure, l’explique très bien en précisant que «quoique friand de découvrir le Maroc et sa culture, le touriste chinois a besoin de ne pas trop s’écarter de son propre univers et de ses repères culturels. Il a effectivement besoin qu’on lui parle sa langue au Maroc. La formation du personnel d’accueil hôtelier, des guides, des restaurateurs, ainsi que l’adaptation de la signalisation, la formation au mandarin, aux us et coutumes chinois… doit donc suivre si nous voulons devenir une destination démarquée pour ce marché».
Face à ce vide, les Chinois se positionnent d’emblée. Ouvertures de restaurants chinois, création d’agences de voyages et même achat de flottes de transport touristique sont de plus en plus visibles sur tout le territoire du royaume. Des entreprises de droit marocain, mais à capitaux chinois. «Un restaurant ‘Sahara Pékin Restaurant’ a déjà ouvert à Midelt, et d’autres devront suivre ‘La porte du désert’ a également ouvert à Ait Ben Haddou et un autre ‘L’Etoile Filante D’or’ est déjà installé à Ouarzazate…», énumère Fayçal Zeghari, propriétaire de l’agence VTA Travel.
Aujourd’hui, le risque que le peu de recettes dégagées par ce nouveau flux échappe complètement aux opérateurs maroco-marocains est grand. Un «peu» qui s’exprime sous l’équation présentée par Jalil Madih, directeur de l’agence Alizés Travel: «Chaque augmentation de 12% des arrivées correspond à une baisse des recettes de l’ordre de 20 à 21%».
Cette affirmation qui donne des sueurs froides et que face aux interrogations d’EE, les responsables de la tutelle et autres ont préféré éluder s’appuie sur «une raison simple» et s’explique selon Madih par le fait qu’«aujourd’hui la majorité de ce business se fait de façon informelle, gérée par des non-professionnels du tourisme. On est en train de tuer à petit feu le marché chinois.»

La menace de l’informel
Un autre problème ramené invariablement sur la table par les professionnels à chaque entretien est la question de l’accompagnement des groupes de voyageurs chinois au Maroc. De l’aveu d’un responsable de la tutelle sous le sceau de l’anonymat, «les tour-opérateurs chinois en quête des tarifs les plus bas possibles évitent les voyagistes marocains et travaillent avec des intermédiaires de leur nationalité installés au Maroc».

Fustigeant l’absence de contrôle du ministère et des délégations, Jabrane affirme que les guides qu’elle embauche «comme traducteurs font office aujourd’hui d’agences de voyage».
Autre pratique déloyale dénoncée: les professionnels non déclarés ou non agrémentés. «Nous déclarons nos employés et nous payons nos guides et nos accompagnateurs sur facture. Mais à côté de cela, certains travaillent au noir. Forcément, nous sommes plus chers qu’eux et nous perdons des dossiers», regrette le responsable anonyme d’un réceptif marocain. Et d’ajouter: «Nous ne pouvons pas contraindre les TO chinois à ne travailler qu’avec des accompagnateurs sérieux».
Plusieurs voyagistes s’accordent à dire que l’accompagnateur chinois, qu’ils payent à 1.400 dirhams par jour, est payé à 200 ou 250 DH par jour et dans certains cas à 6.000 DH le mois dans le secteur informel ou chez les agences chinoises qui s’installent de plus en plus au Maroc. «Avec cette donne, jamais un Marocain ne sera compétitif», avance Madih. Pour rentabiliser leur activité, ils ramènent de faux-guides de Derb Omar», indique Jabrane non sans amertume. «Si c’était à refaire, on n’aurait pas demandé la levée du visa», martèle cette spécialiste de ce marché dont le business «a baissé de 70%».
Un avis qui n’est pas partagé par d’autres réceptifs comme Fayçal Zeghari de VTA Travel. «C’est typiquement le discours de gens qui avaient une rente, qui étaient dans une situation de monopole sur ce marché et qui se plaignent actuellement du fait que des gens gagnent de l’argent et pas eux», juge le jeune agent de voyage. «Les acteurs de l’informel font vivre les transporteurs, les hôtels, les restaurants. Ils ne sont pas en train de nous voler, ils sont en train de nous apporter de la richesse», argue-t-il. Et de poursuivre:«L’équation pour le contribuable marocain n’est pas mauvaise. Pour nous opérateurs, on préférait que cela se passe différemment, on aurait aimé gagner plus, mais mieux vaut tenir que courir». Zeghari nuance néanmoins son propos en reconnaissant volontiers qu’«une bonne partie de la marge et non pas de la richesse créée reste en Chine».
En fait, les DMC (Destination Management Company) chinois présents au Maroc, qui sont au nombre de 6, évitent de se faire taxer au Maroc en tant qu’opérateurs et encaissent une part importante de leurs revenus en Chine. «Ils actent ici, mais ils se font payer en Chine. Ils ne payent pas de taxes, pas d’impôts, rien du tout», soutient un grand voyagiste qui a requis l’anonymat.
Les agences chinoises comme AMC (Amitié Maroco-Chinoise) et l’Agence Shanghai bénéficient d’avantages comparatifs sur leurs concurrents marocains. «Ils viennent avec un staff chinois et ont des guides chinois, qui n’ont pas de carte de travail non plus. Un atout de taille qui les favorise par rapport aux agents marocains», explique la même source. Selon elle, «la langue c’est tout pour le marché chinois, elle est très importante pour une certaine réactivité et une certaine rapidité dans le domaine de l’exécution».

Un problème de taille
Loin de ces querelles de clocher entre certains professionnels, il existe d’autres contraintes en lien avec la taille des opérateurs, et elles sont précisément d’ordre financier. Le directeur de développement commercial d’une grande agence de voyages requérant l’anonymat souligne la difficulté d’être éligible sur le marché chinois. Les tour-opérateurs (TO) chinois cherchent constamment l’optimisation et la réduction des coûts. Une fois éligible, un réceptif marocain se heurte à d’autres problèmes liés au financement. «Aujourd’hui, les plus gros tour-opérateurs (TO) chinois veulent travailler à crédit. Ils ne veulent pas prêter. Primo, pour pouvoir faire crédit à un TO chinois, il faut avoir les reins solides. Secondo, il faut avoir une garantie, car ce TO va vous payer au bout de 60 à 90 jours, alors que nous DMC ou réceptifs marocains, le meilleur délai de crédit qu’on peut obtenir d’un fournisseur (hôtel ou restaurant) est de 20 jours. Dans les meilleures conditions, on peut négocier un contrat qui peut aller à 45 jours, mais pas plus», a-t-il expliqué.
Du moment que les TO chinois imposent un crédit de près de trois mois sinon plus, les réceptifs marocains se trouvent contraints de prêter ou d’aller obtenir ce qu’ils veulent auprès de leurs fournisseurs. Or les fournisseurs, transporteurs et hôteliers dans le meilleur des scénarios «n’acceptent pas d’aller au-delà de 30 jours de crédit». La formule gagnante n’est donc pas aussi simple qu’il y paraît et constitue pour les opérateurs un véritable casse-tête chinois.