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Vivre avec un peu de fièvre ou étouffer en bonne santé?

Economie mars 2018

Vivre avec un peu de fièvre ou étouffer en bonne santé?

L’économie marocaine offre à l’observateur un paradoxe rare: des équilibres macro-économiques enviables sous d’autres cieux et une crise socio-économique profonde et structurelle.

Avec une inflation sous contrôle (1,9% en 2017), un taux de change stable et un déficit budgétaire raisonnable (3,5%), le Maroc fait figure de bon élève. Ses équilibres macroéconomiques sont régulièrement salués par ses partenaires, notamment par les institutions financières internationales auprès desquelles il obtient des prêts à taux préférentiels pour investir dans le développement de ses infrastructures. Certes, le niveau de la dette publique rapporté au PIB (64,7%) est élevé mais elle est en dessous de celle de la France (96%), de la Grèce (180%) et du Japon (250%). Le déficit de la balance commerciale qui s’aggrave au fil des années ne plombe pas outre mesure la balance des paiements grâce aux transferts de devises des MRE, des recettes touristiques et des flux d’investissements étrangers. Résultat: le déficit de la balance de paiements qui avait atteint 9,3% du PIB en 2012 a été réduit à 2,2% en 2015 et 4,2% en 2016.
Si on ne jugeait le Maroc que sur ces indicateurs macro-économiques, on saluerait une performance au-dessus de la moyenne. Or, le pays va mal, même très mal. L’indice du développement humain (HDI) publié par le Programme de Développement des Nations Unies le place à la 123e position. La jeunesse du pays et les femmes, surtout en milieu urbain, paient un lourd tribut au chômage. Si la pauvreté absolue a drastiquement baissé, le nombre de Marocains menacés de retomber sous le seuil de pauvreté est très élevé. La liste des maux de l’économie et de la société marocaine est trop longue et suffisamment connue pour nous dispenser d’en égrener le chapelet ici.
Les équilibres macro-économiques dont les responsables ont raison de se flatter ne semblent malheureusement pas favoriser le développement du pays. Dès lors, il est légitime de nous demander à quoi ils peuvent bien servir.
Naturellement, il ne serait pas responsable de prêcher le désordre dans les comptes de la nation. Il s’agit seulement de dire que l’équilibre actuel est, peut-être, en train d’étouffer la dynamique économique du pays et qu’il faudrait chercher un autre équilibre où l’amélioration des agrégats de la comptabilité nationale va de pair avec et ne joue pas contre l’amélioration du bien-être de la plus grande majorité possible des Marocains.
Or, nous savons que pour passer d’un équilibre à un autre, il faut accepter, voire provoquer, une phase transitoire de déséquilibre. Dans la conduite des entreprises, un monde plus familier à l’auteur, les dirigeants savent que la mise en œuvre d’une nouvelle stratégie ou d’une transformation organisationnelle profonde génère des déséquilibres financiers. Pour y faire face, les dirigeants élaborent un «business plan» qu’ils présentent aux bailleurs de fonds afin d’obtenir les ressources nécessaires au financement des déficits prévisionnels.

Les exemptions et toutes sortes de subventions ont fini par faire ressembler les politiques publiques à un véritable gruyère

Un modèle à bout de souffle
Sans réduire la conduite de l’économie d’un pays à celle du management d’une entreprise, on ne voit pas pourquoi une approche similaire ne serait pas possible au niveau macro-économique.
La politique économique actuelle a été menée depuis suffisamment longtemps pour qu’on puisse dire qu’elle ne permet pas au pays de réussir son émergence et d’améliorer le bien-être de sa population.
J’ai esquissé, dans un texte publié dans l’Economiste le 16 juin 2015, les grandes lignes d’un nouveau paradigme de politique économique, d’inspiration libérale humaniste, où l’Etat réduit, partout, les obstacles à l’action, améliore sa propre efficacité, et met en place les conditions d’une convergence entre les secteurs formel et informel. Cette nouvelle approche passe, entre autre, par une réduction drastique des taux d’imposition infligés aux agents économiques, entreprises vertueuses du secteur formel et salariés. Le pari sous-jacent est que la réduction des barèmes augmenterait significativement l’assiette fiscale et l’acceptabilité socio-culturelle de l’impôt dans un pays qui a des rapports historiques compliqués avec la fiscalité moderne. Cela se traduirait, in fine, par une augmentation du volume des recettes du budget de l’Etat.
Les gouvernements successifs ont bien compris qu’il faut lâcher du lest mais l’approche empruntée, jusqu’à présent, a consisté à multiplier les dérogations, les exemptions et toutes sortes de subventions. Ces mesures, très bien intentionnées par ailleurs, ont fini par faire ressembler les politiques publiques à un véritable gruyère; chaque trou correspondant à des procédures bureaucratiques d’agrément et de vérification du droit à telle ou telle aide ou disposition. Comme le risque de fraude s’accroît naturellement en proportion des occasions, l’administration se sent obligée d’être tatillonne. Les agents économiques et les services publics se trouvent ainsi pris dans un cercle vicieux du contrôle et de l’esquive. Ce jeu ne peut plus durer.
La réforme fiscale qui doit aller de pair avec a) un réajustement raisonnable du taux de change pour freiner la dégradation de la balance commerciale, b) le soutien à l’innovation et aux métiers du futur, c) l’investissement massif dans le capital humain et d) le renforcement de la qualité de l’infrastructure administrative, provoquerait, dans l’immédiat, des déficits budgétaires et mettrait à mal les équilibres macro-économiques. Dans le management stratégique d’une économie, les déséquilibres ainsi provoqués et assumés seraient le point de départ vers la recherche de nouveaux équilibres où les performances macro-économiques servent le progrès social.

L’insolente croissance turque
Au Maroc, nous parlons beaucoup de la Turquie en ce moment, plutôt pour nous plaindre de son dynamisme commercial sur notre marché domestique. Nous devons aussi voir dans ce partenaire l’exemple d’un pays qui a prospéré dans le déséquilibre macro-économique. Alors que sa monnaie a connu une dévaluation sévère (260% contre l’euro en 10 ans), qui n’a pas été entièrement voulue par les autorités, et que le pays connait, depuis longtemps, une inflation à deux chiffres, la Turquie est devenue la 17ème puissance économique mondiale grâce à des taux de croissance à faire rêver (11,1% en 2017) et connaît un développement industriel remarquable. Aujourd’hui, la Turquie est un champion de l’exportation qui a réussi à prendre le virage de l’innovation après avoir, longtemps, fabriqué et exporté des produits de bas de gamme.
L’exemple turc et beaucoup d’autres devraient donner à réfléchir à nos dirigeants et les inciter à s’affranchir du fétichisme des équilibres macro-économiques. Ne vaut-il pas mieux vire avec un peu de fièvre que d’étouffer en bonne santé?